La rentrée n’est pas supprimée ? Le mois de septembre non plus ? Pas évident… L’installation de cette foutue pandémie nous scotche dans un présent anachronique. Le passé s’efface, on ne se rappelle plus qu’il y a 6 mois on se faisait la bise et tout le monde se tripotait sans vergogne. Quant au futur il est aussi bouché que le sommet du Mont Blanc dans le brouillard, comment imaginer la suite quand les seuls projets de rencontre avec d’autres êtres humains se résument à des réunions sur zoom ?
En ces temps troublés, j’ai trouvé le lieu où prolonger l’été, j’ai répondu à l’invitation de Sophie Pfeffer, la créatrice des ravissants bijoux 5 Octobre dont je suis fan depuis toujours.
Paris s’est lyophilisé dans un sirocco brûlant, je sors du métro Odéon en montant les escaliers 4 à 4, je traverse le boulevard Saint-Germain déserté en courant, je suis en retard, évidemment. Les feuilles roussies volent sur la chaussée, Saint- Germain-des-prés ressemble à un village abandonné du Far-West. Pas de touristes, peu de voiture, on a beau être en milieu de semaine et de matinée, où sont donc les parisiens pressés ? Je me dirige vers la rue de Seine l’œil rivé sur mon google map, les belles galeries d’art se succèdent.
J’y suis, de jolies lettres bleues sur la vitrine me disent « 5 Octobre x Ailleurs », je pousse la porte, aimantée par la fresque panoramique peinte sur le mur du fond. Je viens de plonger dans la couleur fétiche de Sophie, ce bleu si profondément intense qu’il évoque l’immensité du ciel nocturne ou les abysses des océans, le bleu indigo.
Je me pose, je souffle, j’enlève mon masque, je bois un verre d’eau. Non Sophie n’est pas encore là, elle arrive. Je re-souffle.
Ma photographe préférée Delphine Jouandeau a déjà son appareil dans les mains, on commence à sortir les bijoux des vitrines pour faire des natures mortes des colliers sur les pièces uniques de la céramiste japonaise Nobué Ibaraki.
C’est le coup de cœur que Sophie nous fait partager dans sa galerie jusqu’à début novembre, en partenariat avec son ami Régis Godon de la galerie d’objets décoratifs Ailleurs.
On pose les bijoux sur les objets qui ressemblent à des pièces de musées, l’argile de sa région qu’utilise l’artiste est chargée d’oxydes qui donnent à ses céramiques un aspect antique, on a l’impression qu’elle sortent directement d’une fouille archéologique.
On a déjà shooté plusieurs bijoux dans les harmonies de pierres bleues, turquoises, lapis lazuli, aigues marines, topazes quand Sophie arrive, s’excuse, nous offre un café, et nous voilà parties dans la genèse de son exposition.
Sophie me raconte qu’elle a contracté le virus des bijoux (et non pas du covid) très tôt : a 10 ans elle enfilait déjà des perles, et à 14, elle les chinait aux puces.
Elle a grandi avec le goût des belles choses, de la mode, du design, des objets anciens auxquels on donne une deuxième vie par la magie d’une patine ou d’une transformation audacieuse. Si elle a eu une première vie d’avocat, c’est parce que se disputent en elle l’ascendant du cérébral et l’impulsion de la création, mais elle a toujours collectionné, chiné, transformé, c’est ce qui l’anime.
Elle aime la sophistication des détails mais déteste ce qui est clinquant.
Ses bijoux en témoignent, elle préfèrera toujours un diamant irrégulier taille ancienne à la taille brillant, et son or est souvent travaillé avec un polissage, un traitement de surface, une oxydation qui lui donnent le même twist antique que celui qu’utilise son invitée céramiste japonaise.
Sophie m’explique que ce qu’elle aime avant tout dans son métier de créatrice, c’est de faire partager son univers et ses coups de cœur.
Parce que les bijoux qu’elle crée s’inscrivent dans des tableaux plus vastes, des voyages ou des rencontres qu’elle veut partager. C’est aussi pour ça que ses présentations s’inscrivent toujours dans un décor onirique. C’est le début de l’histoire qui a mené au bijou, elle mérite d’être racontée.
Et dans ce qui l’inspire et qu’elle aime, il y a l’épopée de ce bleu indigo venu de l’Inde par la route de la soie, symbole de la royauté pendant des siècles devenue la couleur populaire du jean, le vêtement du peuple, des cow-boys, des ouvriers et des paysans.
Il y a les camaïeux bleus des boros japonais qu’elle collectionne avec passion, ces vêtements réalisés à partir de textiles anciens rapiécés et brodés, qui témoignent du paradoxe unique de la culture japonaise fait d’austérité et de pureté du geste.
Et il y aussi cette passion pour les céramiques bleues, cette couleur hypnotique dont on dit qu’elle apaise et éveille l’intuition. Le bleu indigo, 7ème couleur de l’arc en ciel selon Newton, serait-il aussi la porte vers le monde de la spiritualité ?
Sophie pose devant l’objectif de Delphine, on rit beaucoup mais son regard se voile d’un zeste de nostalgie quand elle parle de l’Inde, de l’Asie, du Japon.
Le pôle de Sophie est orienté au levant. Je suis persuadée qu’il y a en chacun de nous une terre secrètement fantasmée, idéale, une terre nourricière qui porte toutes les promesses de la beauté du monde.
Les photos sont dans la boite, on a rangé les bijoux dans les vitrines, on était bien.
Passer à la Galerie de Sophie dans son exposition bleu indigo, c’est laisser son esprit flotter dans la grande bleue, c’est profiter du bonheur de l’instant, prolonger l’été, et surtout, faire ce qu’on ne peut pas faire tout de suite et maintenant : voyager.
Texte Sylvie Arkoun