La relation que j’entretiens avec les marques est finalement assez proche d’une relation humaine.
Certaines me laissent totalement indifférente (je ne les calcule pas), d’autres me hérissent (je ne les citerai pas), et puis il y a celles qui m’attirent (j’ai envie d’en parler donc de les acheter).
Et je ne suis pas la seule n’est-ce pas ? Certes, « l’amour n’est pas à vendre », mais à l’inverse, pour acheter un produit, il faut d’abord… l’aimer. D’ailleurs plus il est cher, plus le niveau d’amour doit s’intensifier d’un cran. Qui n’a pas dit en parlant d’une fringue ou d’un bijou « je l’adooore !!! » ?
C’est sans doute du fait de cette relation affective que j’ai délaissé le marketing pour me consacrer au récit de l’histoire des marques, qui se confond bien souvent avec celle de leur créateur. Alors quand il s’agit d’une marque qui a traversé les siècles, ce n’est plus dans une histoire mais dans une saga qu’il faut se plonger.
Mellerio dits Meller fait partie de ces marques qui me fascinent parce que leur histoire se confond avec la grande Histoire, et si je l’observe depuis un moment, c’est aussi parce qu’elle me fait penser à celle du grand parfumeur Guerlain pour lequel j’ai travaillé au début des années 2000.
Une histoire qui traverse les siècles et qui prend racine Rue de la Paix, le quartier « branché » sous Napoléon III dont la plus grande influenceuse fut l’impératrice Eugénie, ce qui a quand même plus de classe que les Kardashian.
Cet âge d’or ancré dans le second empire a permis à ces marques d’irradier sur tout le XXème siècle, elles y ont connu leurs périodes de gloire mais aussi leurs revers, et hélas leur traversée du désert à partir des années 80. C’est à ce moment que le luxe est devenu un produit comme les autres, un produit de masse qui ne s’adresse plus qu’aux grands de ce monde, mais justement à tout le monde.
La plupart des pépites du passé ont été rachetées par les grands groupes du luxe mondial, et LVMH et Kering ont remplacé les descendants des grandes maisons au pédigrée aristocratique par des jeunes loups du marketing estampillés par les grandes écoles de commerces. Les héritiers de Rochas, Guerlain ou Chaumet ont été relégués au rôle de gardien du temple. Pendant ce temps, les jeunes loups du marketing mettaient en place ce système infaillible de l’adaptation de l’offre à la demande pour séduire le plus grand nombre et satisfaire aux exigences de rentabilité des nouveaux maitres du jeu, les princes de la finance.
Ce virage est dangereux, et pour la plupart des marques historiques, l’enjeu est la survie. Certaines, comme Guerlain ou Chaumet, l’ont réussi brillamment, d’autres y ont laissé leur âme, abandonnant le talent artistique qui avait fondé leur réputation pour devenir la bannière d’un produit de luxe accessible mais d’une consternante banalité.
Mellerio dits Meller est une des rares marques de Joaillerie de la place Vendôme, ou plus exactement de la rue de la Paix, qui n’a pas cédé aux sirènes des prédateurs de la finance, et c’est aussi la plus ancienne marque de joaillerie française.
Quatorze générations de joailliers se sont succédées depuis que Jean-Baptiste Mellerio (lui-même descendant d’une famille d’orfèvres du nord de l’Italie immigrée en France au 16ème siècle) ne vende son premier bijou à la reine Marie-Antoinette.
Ce n’est pas rien d’arriver à la suite de cette illustre lignée, que des hommes, souvent un binôme de deux frères, l’un créatif et l’autre affairiste. Quand Laure-Isabelle et son mari Laurent Mellerio arrivent à la tête de la société familiale en 2015, la pression est forte.
Je suivais le compte Instagram de la marque depuis un moment, et je n’y retrouvais rien de l’imaginaire fantastique que j’avais développé autour de son histoire. Je cherchais les bijoux extraordinaires qui avaient orné les tenues de bal de l’impératrice Eugénie, de la princesse Mathilde, de la comtesse de Castiglione ou de la grande tragédienne Rachel, je n’y avait trouvé que des bagues de fiançailles et quelques pièces de haute joaillerie de facture trop classique. Rien ne distinguait plus la grande maison de joaillerie du Second Empire d’un bon artisan travaillant pour la place Vendôme. Je me suis dit que c’était cuit, la marque avait raté le virage de la modernité.
Et puis en mars, je suis tombée en arrêt devant les serpents :
Une photo de deux bracelets en émail, un blanc orné de rubis, un noir orné d’une émeraude et un dessin de serpent d’inspiration antique ; Le genre de bijou pour lequel je tombe raide dingue, une modernité époustouflante rendue encore plus désirable par la patine du temps. Les bracelets sont articulés, détail qui doit tout aux techniques de joaillerie virtuoses de l’époque, tombées depuis aux oubliettes, rentabilité oblige.
Je me suis mise à regarder le compte avec attention, et je suis tombée en arrêt devant les bijoux d’archives, boucles d’oreille en pluie, nœud de diamants aérien et plume de Paon multicolore. Le tout entrecoupé de ravissants dessins, de documents délicieusement manuscrits, et d’images épurées des deux dernières collections de la maison.
J’ai appelé Diane-Sophie, la directrice de communication de la marque mais aussi sa mémoire vivante (elle est une des co-auteur du magnifique livre dédié à l’histoire des Mellerio) et j’ai pris rendez-vous avec Laure-Isabelle.
Je suis arrivée la veille de la réouverture de la boutique après 3 mois de confinement, un jour gris de mai. La place Vendôme était déserte, de grosses gouttes annonciatrices d’orage se sont mises à tomber. En traversant la place avec mon parapluie retourné par une violente bourrasque, j’ai eu l’étrange impression qu’un sortilège figeait les lieux hors du temps.
Diane-Sophie nous attendait, ma photographe Delphine et moi, pour nous faire entrer dans la boutique monumentale aussi vide qu’une salle du musée du Louvre en temps Covid. Laure-Isabelle est arrivée comme par enchantement, donnant l’impression d’être entrée par une porte dérobée. Nous nous sommes présentées et Diane-Sophie nous a installées dans le majestueux canapé de velours bordeaux qui tourne le dos aux vitrines monumentales.
Dire que la boutique est impressionnante est un euphémisme. Je m’y suis sentie aussi petite qu’une enfant égarée aux Invalides, tout est immense et exhale l’illustre passé de la famille Mellerio. Des boiseries Des boiseries dessinées par le plus grand ébéniste de Napoléon III aux lourdes tentures qui séparent la boutique du bureau, tout est inchangé depuis la grande époque.
L’exception c’est moi-même, car je ne suis pas l’impératrice Eugénie, et je crains de commettre une terrible imposture en m’installant aux cotés de Laure-Isabelle dans ce salon aux dimensions démesurées. Diane-Sophie nous apporte un plateau avec les nouvelles collections Color Queen et Giardino et disparait dans son bureau.
Architecte d’intérieur de formation, ancienne élève de l’école du Louvre, Laure-Isabelle Mellerio a toujours dessiné. Passer de la décoration à la joaillerie a été un sérieux travail, elle a même fait une formation de gemmologie à son arrivée. Mais pour la création, son sens des volumes, des couleurs et des matières l’ont beaucoup aidée. Ses premiers mois dans la société, elle les a passés dans la cave à s’immerger dans les archives, à tel point que quand on la cherchait, il fallait régulièrement descendre les 2 étages pour la trouver.
Cette grande femme blonde n’aime pas parler d’elle, tout en elle dénote la retenue, la sobriété, la discrétion.
Elle porte un simple chemisier de satin vert parfaitement assorti à l’éclat des tsavorites et saphirs de ses bagues Giardino et Color Queen, un pantalon noir et des escarpins.
Je suis en jean, et je ne suis pas passée par la case coiffure-manucure. Mon impression de rétrograder à l’état d’enfant effrontée s’amplifie face à cette femme qui personnifie les valeurs cardinales d’une parfaite éducation, du sens du devoir et du travail accompli.
Dans le récit qu’elle me fait de ses premières créations, je mesure à quel point le poids de l’héritage a pesé sur ses épaules. Qu’inventer quand tout a été dessiné ? Les archives de Mellerio renferment une profusion de dessins, car si l’âge d’or du second empire n’a pas créé de style propre, il a emprunté au passé les formes néo-gothiques, renaissance, XVIIIème, archéologique et naturaliste. Plonger dans les archives de Mellerio revient à se plonger dans l’histoire millénaire de la joaillerie, ce qui constitue à la fois un trésor, et un casse-tête.
Quel fil tirer pour poursuivre la saga ? Quel est le lien entre le passé et le présent ? Comment résumer l’ADN de cette marque à la foisonnante créativité ?
Dès son arrivée, je comprends que Laure-Isabelle est confrontée au terrible dilemme entre la fidélité à l’histoire familiale et le désir de renouer avec le succès dans la modernité.
Le fil qu’elle choisit de tirer est l’origine Italienne de la famille Mellerio. Ses premières collections de haute joaillerie font référence aux Iles Borromées du lac majeur, Isola Madre, Bella, Dei Pescatori. Laure-Isabelle y réinterprète dans ses créations les explosions de couleurs florales, l’architecture baroque, la symbolique de l’eau et de la pêche, et les galets séculaires des iles merveilleuses où elle passe ses vacances en famille depuis toujours. Le lien avec la tradition d’excellence joaillière de la maison est renoué, mais le pas de géant reste à faire pour la réinstaller au firmament des marques désirables de la place Vendôme.
C’est à ce moment qu’un drame vient bouleverser sa vie, elle perd son mari Laurent qui est également son binôme car le directeur général de Mellerio. La voilà seule, capitaine du vieux navire.
C’est sans doute aussi à ce moment que son fils ainé Côme lui propose de la rejoindre. Et c’est sans doute avec un immense soulagement que Laure-Isabelle passe le flambeau de la partie commerciale à son fils, restant ainsi dans la tradition familiale tout un insufflant un vent de jeunesse salutaire dans la grande maison.
Je la félicite sur le reset de son compte Instagram, premier signe d’un changement de braquet dans la communication de la marque. Pour la première fois de notre discussion, elle sourit.
«Je suis contente de voir que ça se voit, me dit-elle, c’est grâce à notre nouvelle agence de communication, l’Atelier Franck Durand.»
Évidemment que ça se voit, parce le communication sur Insta, c’est que la première chose qu’on regarde sur une marque aujourd’hui !
Je la félicite derechef, L’Atelier Franck Durand, c’est la Crème de la Crème, d’Isabelle Marant à Aurélie Biderman en passant par Balmain, les marques de luxe les plus inspirantes du moment lui ont confié leur communication. Avec son œil infaillible et grâce à son association avec les meilleurs photographes, il sait ancrer une marque dans la modernité tout en utilisant ses références au passé. Pour Mellerio, l’atelier Franck Durand, c’est le choix du Roi !
Laure-Isabelle a enfin trouvé quelqu’un qui la comprend et la guide dans la stratégie de communication de la marque. Elle avoue sans détour :
« Je suis là pour transmettre, mais je ne savais pas où aller, je tenais juste à l’Italie. Franck a tout de suite compris, l’empreinte de la marque est là, dans ce lieu, ce n’est pas la peine d’en rajouter… il suffit juste d’ouvrir les fenêtres.».
Depuis le début de leur collaboration, Franck Durand a simplement fait le ménage.
Il a injecté de la fraicheur tout en exhumant les trésors des archives pour les mettre en valeur.
Le reset d’Instagram, l’heureuse alternance entre les bijoux iconiques du second empire et les nouvelles créations, le projet de réaménagement de la boutique dans un subtil équilibre entre la majesté de l’ancien décor et la fraicheur du style italien, le projet d’une nouvelle collection de bijoux de peau aériens imaginée dans le savoir-faire du travail de l’or perlé… Le nouvel acte de la saga Mellerio commence à s’écrire. Il suffit de suivre cette ligne de crête, entre force de l’ancrage et besoin de modernité. Laure-Isabelle renchérit :
« Oui tout est là … Pas besoin d’aller chercher ailleurs, la richesse est dans la cave ! »
C’est la parfaite transition pour la suite de ma visite, Laure-Isabelle doit prendre congé.
Avant une dernière photo devant les vitrines, elle appelle Diane-Sophie qui va nous accompagner au salon du sous-sol où sont les vitrines des pièces uniques de le collection Mellerio, et dans la cave où sont gardées toutes les archives.
Je suis Diane-Sophie dans l’incroyable escalier bordé de miroirs qui descend au sous-sol, véritable réplique de celui des salons Chanel de la rue Cambon (à moins que ce ne soit l’inverse ? qui s’est inspiré de qui ?) et je tombe en arrêt devant les vitrines des trésors historiques.
Je suis littéralement subjuguée par le nœud de diamant aérien, le bracelet de camées antiques, les parures ornées d’améthystes et d’aigues marines géantes et les sublimes diadèmes. J’ai rarement vu des bijoux aussi inspirants, j’ai envie de tous les sortir de leur vitrine de musée pour leur donner une nouvelle vie. Je veux le nœud en collier, je veux les camées et les serpents en bague, je veux les pluies de diamants en boucles d’oreille, je veux tout…
Diane-Sophie s’amuse de mon enthousiasme fébrile, elle est la gardienne du musée, cela fait presque deux décennie qu’elle voit les visiteurs tomber en pamoison devant ces pièces exceptionnelles. Mais la visite n’est pas terminée, il faut descendre encore un étage pour accéder à l’Antre de l’esprit Mellerio.
Nous poursuivons dans un escalier plus étroit qui mène à une cave d’une méticuleuse propreté. Les murs de briques sont recouverts de dessins de bijoux encadrés et de bibliothèques en acajou remplis de grimoires. Tous classés par ordre chronologique, ils sont reliés dans un cuir patiné par le temps, les dates et titres sont embossés à l’or fin sur un bandeau rouge.
Je suis saisie par une sensation familière. Il flotte dans l’air sec et frais cette odeur unique qui hante les vieilles bibliothèques, un mélange de bois, de cuir et des molécules chimiques qui émanent du vieux papier, une note florale encapsulée d’amande douce. Délicieusement addictif, ma madeleine de Proust se niche dans l’odeur des livres anciens.
Diane-Sophie nous conduit dans le petit bureau du fond pour nous montrer un livre de comptes clients datant du second empire.
Je plane littéralement devant la beauté des écritures de l’époque, véritables objets d’art de calligraphie sur lesquels figurent les noms de toutes les grandes familles royales de l’époque, et bien-sûr de l’impératrice Eugénie, qui ne passait pas une semaine sans venir faire un achat à la boutique Mellerio.
Elle nous ouvre ensuite le livre de l’atelier qui répertorie les fiches de chaque bijou produit, détaillant sa composition, son coût, et les dessins qui préfigurent le projet de la pièce. Je suis au bord de la crise mystique, je viens de reconnaitre le dessin de la fabuleuse plume de paon. Les artisans qui ont réalisé cette pièce iconique il y a plus de deux siècles nous ont laissé la trace de chaque étape de leur création avec leur écriture appliquée.
Nous sommes remontées dans le bureau avec les deux livres anciens pour faire quelques photos des bagues Color Queen, Giardino et de la bague Maglia en or rose perlé, mes préférées.
Laure-Isabelle s’est éclipsée à son prochain rendez-vous, la boutique est retombée dans un silence ouaté.
A la sortie, la place Vendôme brille comme un miroir, un rayon de soleil illumine les façades des immeubles, créant un décor surréaliste à la célèbre colonne de bronze vert.
Ombre chinoise se détachant dans le clair-obscur, deux passant se pressent sur la place déserte pour éviter l’averse. Mai 1861 ou 2021 ? C’est le fameux trou noir causé par l’éclair dans Back to the Futur, tout est possible…
Je calque sur les ombres chinoises les silhouettes de Jean-François Mellerio et de son frère Jean-Antoine, reconnaissables à leur élégante redingote et leur chapeau haut de forme, ils se faufilent avec adresse dans la file des calèches pour rejoindre leur boutique, monter quatre à quatre les marches qui mènent à l’atelier en étage, enfiler leur blouse d’artisan et dessiner les contours du prochain bijou commandé par l’impératrice Eugénie.
Le calque s’efface dans le soleil revenu, les passants sortent de leur abri, retour en mai 2021. La prochaine cliente de Mellerio sera une impératrice, c’est moi, c’est vous, c’est nous. Le voile est levé sur le nouvel acte de la Saga Mellerio.
Packshots, photo basket Color Queen et archives Mellerio
Texte Sylvie Arkoun
Magnifique !
Trois femmes qui parlent…. De la même Maison. Très beau résultat !
Passionnant , vivant, moderne et très bien écrit on prend grand plaisir à lire cette saga. Bravo Sylvie !
Venant de toi c’est un super compliment ! Merci Martine
Ton récit nous embarque !
Mon fan club préféré !!! Xxxxxxxxxx
La belle histoire du Joaillier de nos familles…….un bel héritage qui se transmet, heureuse de voir que la relève est toujours là malgré les turpitudes de notre monde !! oui …on voudrait tout …une bague… le noeud et….que de trésors !! encore bravo !!
Très bel article qui reflète bien l’esprit de la maison….
Merci Florence !
Magnifique rédactionnel totalement novateur …il était temps.Bravo a vous et vos talents d’écriture.
EM
Merci ! Très touchée !