Quand j’ai vu l’affiche de l’exposition Medusa partout dans Paris, une bouche sertie de rubis carmins ouverte sur un sourire de perles fines, j’ai compris qu’il s’agissait de bijoux, mais traités d’une manière plus subversive que d’habitude.
Parce que le bijou est à priori sage et convenu, rassurant et beau. Mais là, c’est la face cachée du bijou qui est sur le devant de la scène, mis à nu et décortiqué, sa face sulfureuse et profonde qui claque comme le sous titre de l’expo : bijoux et tabous.
J’ai été immédiatement fascinée par cette bouche, tellement proche d’une récente vague bijoutière chez des créatrices hyper pointues : il y a en a une sublime en laque rouge chez la prolifique anglaise Solange Azagury-Partridge, une autres chez la brulante Italienne Delphina Delettrez, et plusieurs chez la pétillante parisienne Alice Hubert).
Mais cette bouche là, reproduction d’une œuvre de Salvador Dali par Henryk Kaston dans les années 1970-80, a quelque chose de fascinant, comme la méduse de l’antiquité, la Gorgonne aux cheveux de serpents et aux yeux foudroyants, celle qui vous pétrifie au premier regard.
Dès que je passais devant cette affiche, mes yeux restaient fixés sur ce sourire ambivalent, cette bouche sensuelle comme celle de Marilyn, précieuse comme un bijou de joaillerie, et pourtant singulière.
Je trouvais le sourire de perles légèrement inquiétant, paradoxe total car les perles sont douces, au contraire des dents qui sont pointues, comme si ce redoublement d’une partie du corps en bijou précieux était une sorte de provocation, un défi, une menace ?
J’ai eu envie de mieux comprendre l’intention qui était derrière cette exposition qui m’attirait irrésistiblement, un sujet totalement familier, mais traité sous un angle singulier, différent, visiblement disruptif.
C’est Plum, ma traductrice préférée, qui m’a mise avec Anne Dressen, la commissaire de l’exposition. Elle avait ajouté avec son charmant accent à la Jane Birkin, » c’est une fille géniale tu dois la rencontrer ! « . J’ai dit » Ok Plum, j’y go ! «
Quelques jours après, j’avais rendez vous avec Anne sur la terrasse du sublime Musée d’Art Moderne, face à la Tour Eiffel. On ne se connaissait pas, pour se retrouver, elle m’a dit qu’elle était en robe rose fushia.
J’ai vu arriver une grande fille, longs cheveux sauvages et sourire solaire, une fille qui ose le rose fushia et l’accumulation éclectique de bijoux, des baroques, des bijoux d’artistes, une bague de sa grand-mère, un bracelet en plexi contemporain, deux grosses bagues de Sylvie Auvray (une des artistes de l’expo).
Une fille qui n’a peur de rien, et qui m’a fait pensé à une amazone moderne : hyper cultivée et hyper féminine. Parce que c’est l’association des deux qui tue les hommes, non ? (digression totale par rapport au sujet, mais les amazones sont un mythe qui me fascine aussi et quand j’en vois une, je me demande toujours d’où lui vient sa force…de séduction).
On est allées prendre un plateau-repas (super le resto de la terrasse, cool et bio), Anne a choisi la table, m’a planté son regard droit dans les yeux, et a répondu avec fougue à mes questions, pas du tout lassée par son sujet, encore totalement immergée.
Cette expo, c’est vraiment la sienne, son idée, ses questionnements et l’aboutissement d’une longue démarche personnelle sur le bijou et l’art.
J’avais eu le temps de faire le tour de l’expo, j’étais aussi fascinée par ce que j’y avais vu et j’ai demandé à Anne de me faire son explication de texte. Contrairement à elle, je n’ai pas fait Hypokhâgnes et Kâgnes, je n’ai pas étudié l’histoire de l’art, ni les lettres modernes, je n’ai pas fait l’Ecole du Louvre, pauvre de moi !
Son décodage du bijou m’a paru tellement sophistiqué, tellement plein de péripéties romanesques, que je me suis appliquée à l’écouter, à la suivre dans son raisonnement passionnant, dans sa lecture si particulière du bijou.
Chapitre 1 : le bijou, un art majeur ?
Anne m’explique que jusqu’à présent, le bijou n’est pas considéré comme un art, parce qu’ il répond aux quatre préjugés suivants :
- Trop féminin
- Trop précieux
- Trop corporel
- Trop primitif
Je crois comprendre. L’art est immatériel, la cote d’une œuvre est totalement déconnectée des matériaux utilisés, il n’est pas connecté à l’échelle du corps humain, il est sophistiqué et aspire à une spiritualité complexe. Le bijou ne coche à priori aucune de ces cases.
Et pourtant, au final, il les coche toutes, c’est un peu ça le combat d’Anne avec cette expo. Elle m’explique que le coté décoratif et utilitaire ont desservi le bijou, et elle n’est pas d’accord avec ça !
Parce que jusqu’au XXème siècle, le bijou a été essentiellement masculin, parce que le bijou est souvent non précieux, parce que le bijou peut être détaché du corps comme une sculpture ou une peinture, parce que le bijou est immensément sophistiqué, parce qu’il porte en lui un message…
CQFD, le bijou est aussi une œuvre d’art et méritait son exposition au Musée d’Art Moderne.
La réhabilitation du bijou dans l’art a été le moteur de Anne. Un peu comme l’œuvre de Sonia Delaunay (que j’avais admirée dans ce même musée), une œuvre éclectique et inclassable, considérée à l’époque comme un art mineur car trop proche de la décoration et aujourd’hui enfin reconnue, on dit même qu’elle a influencé l’écriture de la modernité.
Anne a décidé de réévaluer la frontière entre l’art et le bijou, je vous le dis, cette fille est une Amazone !
Chapitre 2 : le message et le messager
Le bijou engage un faiseur, un porteur et un spectateur.
C’est ce qui fait la complexité du bijou, c’est qu’il est le vecteur d’un message, qui va être interprété différemment selon l’époque où on le porte, selon la personne qui le porte et selon celle qui regarde le bijou porté.
C’est cette triple combinaison qui personnellement me passionne. C’est la vie multiple du bijou, c’est ce qui confère à cet objet si intime une parcelle d’éternité.
Une bague sceau servait par exemple à déterminer l’identité de son porteur pendant l’antiquité, elle avait une vocation identitaire, contractuelle et commerciale, et était portée par un homme.
Aujourd’hui, cette même pièce est une antiquité patinée par le temps qui lui a donné une grande valeur, et montée sur de l’or, elle sera une bague purement décorative portée par une femme, ou un homme, indifféremment.
Moi j’ai été fascinée, comme Anne, par une pièce très simple, qui est l’épingle à nourrice de Cartier, crée en 1936.
Parce que l’épingle à nourrice, ou de sureté, ou à langer, a eu aussi plusieurs vies. Sa fonction a toujours été à la fois utilitaire et ornementale. Dans les sociétés traditionnelles, comme en Kabylie, elle s’appelait fibule et servait à attacher un vêtement.
Telle qu’on la connaît aujourd’hui, elle a été imaginée par un américain, Walter Hunt, inventeur de la machine à coudre en 1933.
Elle n’est devenue subversive que dans les années 1970, emblème du mouvement punk, détournée tout comme le collier de chien, la chaîne à vélo, la fermeture éclair ou les lames de rasoir… Autant d’objets perçus comme menaçants ou provocants.
Aujourd’hui, l’épingle à nourrice est redevenu un bijou précieux, utilisé par Pierre Hardy chez Hermès pour faire des sautoirs, Sylvie Corbelin la revisite en broche pavée de diamants, et moi je l’adore parce que en broche, en chaîne, en boucle d’oreille ou en collier, elle est toujours belle, parfois utile et toujours un brin subversive, comme si elle portait en elle tous ces attributs depuis des siècles !
Chapitre 3 : valeur et sens
Dans cette exposition, il y a absolument tous les types de bijoux : les précieux et les tocs, les primitifs et les modernes, les antiques et les renaissance, les contemporains et les bijoux d’artistes, les bijoux de joailliers signés et les bijoux non signés, bref, tout est intéressant, tout porte du sens, tout est source d’inspiration.
Anne ne s’attache pas à la valeur, mais au sens du bijou.
Ce qui m’a frappé dans l’exposition, c’est la cohabitation de bijoux d’une immense valeur, comme ce collier Cartier monté autour d’une énorme améthyste en forme de cœur et porté par la duchesse de Windsor comme trophée de sa puissance, avec des bijoux faits de matériaux vulgaires, comme une provocation.
Ce paradoxe parle de lui même.
Il y a les bijoux qui signent la puissance sociale et sexuelle de ceux qui les portent, les bijoux précieux et chers pour la râce des seigneurs, et puis il y a les bijoux dérision, les bijoux rébellion, les bijoux messages d’amour, les bijoux signature, les bijoux utiles, tous les bijoux qui par contrepied, accompagnent le commun des mortels dans leur quotidien.
L’illustration parfaite de ce paradoxe est pour moi la couronne royale en or et cristaux créée par Vivienne Westwood dans une de ses collections des années 2000, clin d’œil au suprême attribut royal, et ce pendentif fait d’une grille d’évier et de breloques en trombones.
La valeur n’est qu’une partie du message qu’il porte, mais elle ne définit pas le bijou.
Chapitre 4 : promenade dans les quatre sens du bijou
Le bijou fascine car il porte en lui des tabous qu’il est intéressant de décoder pour mieux se l’approprier.
Entourée de spécialistes, historiens, anthropologues, philosophes, critiques d’art, sociologues, Anne Dressen a sélectionné des pièces qu’elle a identifiées et classées dans quatre thématiques : l’identité, la valeur, le corps et le rituel.
Cette exposition est une promenade fascinante dans les symboliques du bijou. Je ne peux pas tout citer car il y a trop de pièces incroyables mais voilà celles qui m’ont le plus inspirées.
La partie de l’exposition « Etre » :
Le collier ruban de Calder portée par Angelica Huston, photo intitulée « The Jealous Husband » . Parce que le ruban est un objet précieux et que sa forme invite à la volupté, il était aussi, au siècle des lumières, le symbole du badinage amoureux. Sur Angelica Huston, il devient sulfureux, fatal, et hypnotique. Comme elle.
Mais aussi, le masque d’or de Man Ray, à la fois maquillage et coiffure, comme un atout du paraitre :
La partie de l’exposition « Avoir » :
Parce que le bijou est historiquement inféodé à ses matériaux, l’or qui fascine, et les pierres précieuses rares, dures et belles, il est le signe de la puissance sociale et sexuelle de celui qui le porte.
Dans cette série de bijoux prestigieux qui affichent un statut de rareté et de pouvoir, j’ai adoré le ruban de Van Cleef & Arpels créé en 1959. Il aurait pu être porté par Grace Kelly ou n’importe quelle sublime blonde de Hitchcock. Il est le symbole du précieux, de l’exceptionnel, de ce qui nous fait rêver nous, le commun des mortels, et qui est réservé aux déesses de notre époque, aujourd’hui, les fameuses « Celebrities » qui défilent sur tapis rouge.
La partie de l’exposition « Corps » :
Je vous ai déjà parlé du tableau « Salomé dansant » de Gustave Moreau, parce que j’étais fascinée par l’histoire mythique qu’elle raconte : Salomé dansant pour le roi Hérode, pour l’envouter et le convaincre de tuer Jean Baptiste, qui dénonce la relation incestueuse de sa mère Hérodiade avec le roi.
La danse de Salomé, ses tatouages sur son corps blanc, qui deviennent des bijoux sur une autre version, l’envoutement, le pouvoir de la sensualité féminine, le foisonnement de détails du tableau, l’orientalisme et le merveilleux qui s’en dégage … tout me sidère dans ce tableau, que j’ai pu enfin voir de mes yeux dans l’exposition.
Presque le toucher des yeux, car ce tableau est d’une sensualité incroyable, qui me donne envie de ne m’habiller que d’un bijou de corps pour envouter mon homme… allez le voir, vous verrez, il se passe un truc magique, c’est mieux qu’un aphrodisiaque, vé-ri-di-que !!!!!!!
Mais aussi les incroyables faux ongles bijoux de Mellerio, dans la série déboublement d’une partie du corps :
La partie de l’exposition « Rituel » :
Il se rapporte à ce qui nous rassure, nous protège, nous rend la vie plus facile, plus agréable. Il navigue entre l’utile et la magie, les rites et les fonctions.
En dehors des montres-bagues, des bagues-sceau, du cure-oreille, de la bague scaphandre d’Elie Top, des talismans magiques ou de la montre connectée qui devient un bijou cynétique dont nous devenons co-dépendants, j’ai adoré la mallette d’objets érotiques de Betony Vernon.
D’abord parce que la mallette fermée ressemble à la mallette d’un magicien (vous vous rappelez du prestidigitateur David Coperfield, l’ex petit ami de Claudia Shiffer ? Un de mes fantasme de jeunesse qui n’a pas pris une ride….) , et aussi parce qu’ouverte, elle ouvre sur un monde fantasmatique, façon «Histoire D’Ô», encore un fantasme de jeunesse…
Oui décidément, cette expo m’a fascinée comme le regard de la méduse, et je n’ai pas fini de lire tous les textes du sublime livre édité à l’occasion de l’exposition qui invite aux mille décodages autour des bijoux.
Le vrai et le faux, le rêve et la réalité, le fantasme et l’utile, le primitif et le philosophique, tout est immense et ouvre des champs formidables pour le rêve et la création autour du bijou.
Merci à Anne, amazone moderne, pour son travail extraordinaire sur cette exposition foisonnante et fantasmatique, et pour cette merveilleuse histoire qu’elle nous raconte autour du bijou, finalement l’objet d’art le plus intime de notre humanité.
Exposition « Medusa, Bijoux et tabous »au musée d’art moderne jusqu’au 5 novembre 2017