Qui se rappelle de ce film hilarant « Un poisson nommé Wanda » sorti en 1988 ? Une histoire de hold-up de diamants réalisé par un trio d’escrocs loufoques, avec une Jamie Lee Curtis irrésistible dans le rôle de Wanda qui se pâme quand elle entend parler italien. Si je m’en rappelle c’est parce que c’est un des films cultes de ma jeunesse, et que je suis comme Jamie-Wanda, mais moi, c’est quand j’entends parler russe que je perds les pédales.
Mon syndrome Wanda est définitivement lié à l’âme russe.
Alors quand j’ai découvert le compte de Karpov.Paris sur Instagram, la marque créée par Hélène et Jeanne Karpov, je suis tombée en arrêt.
A force de faire défiler des images sur mon iPhone, j’ai souvent l’œil qui vrille, ce qui finit par me brouiller la vue autant que le jugement. Dans cette orgie d’images, les comptes qui saturent l’œil de bijoux ont tout faux. Parce qu’ils oublient de raconter une histoire, celle qui est forcément là, en coulisses du travail créatif.
C’est cette parfaite intimité entre les images de bijoux, les gouaches d’une rare perfection, et les illustrations tirées de l’iconographie russe qui a attiré mon attention sur le compte de Karpov.Paris. Je me suis arrêtée, j’ai admiré la délicatesse des dessins, les esquisses de leurs créations ou les gouaches multicolores illustrant des pièces de haute joaillerie, et j’ai été séduite par l’univers onirique qui se dégage de leur page, on a l’impression d’entrer de plain-pied dans un conte. Et puis j’ai compris.
Les sœurs Karpov sont d’origine Russe, mon syndrome Wanda s’est réveillé brusquement d’une longue léthargie.
Je les ai contactées, c’est Jeanne qui m’a répondu, nous avons pris rendez-vous chez l’une des sœurs, Hélène ou Jeanne, je ne sais plus, car l’autre singularité des sœurs Karpov, c’est qu’elles sont jumelles, de vraies jumelles qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Quoi de plus fascinant que d’observer le processus créatif boosté à la puissance deux ? Ce qui est déjà de l’ordre du mystère pour une seule personne prend une autre dimension avec la gémellité.
Hélène et Jeanne habitent dans 15ème arrondissement, à 10 mn à pied l’une de l’autre. Je dois avouer qu’en entrant dans ce petit salon de facture classique, parquet point de Hongrie et cheminée en marbre des années 30 ornée d’un samovar, j’ai eu un coup de stress. Jeanne ressemble tellement à Hélène qui ressemble tellement à Jeanne que j’ai eu peur d’en perdre le nord. J’ai immédiatement trouvé un moyen mnémotechnique pour ne pas faire d’impair : Hélène, pull dentelle, Jeanne, pull ajouré, et je leur parlé de moi pendant un bon quart d’heure, histoire de me donner de l’importance, parce qu’en face d’elles deux, je me sentais une moitié de quelque chose.
Ce sentiment n’est pas anodin car dès le début de notre discussion, elles m’ont révélé que depuis leur tendre enfance, tout le monde, sans exception, n’a eu de cesse de les séparer. Comme si cette parfaite complémentarité entre deux êtres mettait à mal l’égo des individus uniques que nous sommes.
Hélène a pris la parole en premier, et m’a avoué avec une touchante sincérité la frustration provoquée par cet oukase (*) tombé de la bouche de leurs professeurs de la maternelle à l’enseignement supérieur, oukase qui les a poursuivi jusqu’au début de leur vie professionnelle chez les grandes marques de la place Vendôme :
« On a toujours décidé à notre place, m’explique-t-elle, et nous, ça ne nous plaisait pas du tout d’être séparées. On adore être ensemble, parce que c’est là qu’on donne le meilleur de nous-même. »
Je vois bien, moi qui suis gauchère, c’est comme si on m’avait empêché d’écrire de la main gauche pour forcer la droite… Mais ce qui m’a frappé dans cette déclaration, c’est qu’elle touche à la psychée des deux sœurs, une parfaite et nécessaire convergence entre la sensibilité du cœur et l’exigence de l’esprit, le fondement de l’âme russe, il faut bien le dire.
Hélène me raconte son parcours, qui est le même que celui de Jeanne, toujours en parallèle, mais toujours dans des classes séparées. Après une école de design industriel qui les déçoivent, elles trouvent enfin leur voie à l’AFEDAP, une école qui les a formées aux différents métiers de la joaillerie contemporaine tout en laissant libre cours à leur créativité. Et c’est là que, pour la première fois de leur vie, on les laisse enfin être ensemble, c’est là qu’elles réalisent qu’à deux c’est mieux, aussi professionnellement. Pas seulement pour leur bien-être, mais pour leur développement créatif.
Et comme pour mettre l’accent sur ce virage important de leur vie, Jeanne renchérit, finissant la phrase d’Hélène :
« On s’est enfin aperçues que même ensemble, on avait notre propre identité. Ça nous a rassurées sur notre travail, et sur nos choix. »
Après l’école, la route des deux sœurs est toute tracée, mais encore une fois, elle va devoir se scinder en deux trajectoires parallèles. Hélène rentre dans le studio de création d’une des plus grandes maisons de la place Vendôme, et Jeanne entame une carrière de designer indépendante, qui l’amène à travailler également pour plusieurs marques prestigieuses.
Pendant 12 ans, les deux sœurs vont enchainer les projets, apprenant à travailler dans un monde où excellence et secret sont des valeurs cardinales. En les regardant me parler de leurs parcours dans la haute joaillerie, ces deux jeunes femmes graciles à l’exquise politesse et au raffinement suranné me font penser à deux ballerines de l’opéra de Paris. Deux jeunes filles douées, travailleuses et exaltées sorties de l’enfance, happée par l’apprentissage d’une forme de perfection, une discipline dont la grâce apparente cache un monde âpre, exigeant, draconien. Parce que les designers de la haute joaillerie sont les petites mains de la haute couture : sans elles pas de bijou, pas de robe, mais ce ne sont pas celles qui brilleront sous les projecteurs. Les contrats sont implacables, interdiction de citer publiquement les marques pour lesquelles on a travaillé. Le CV qui se construit dans ces maisons prestigieuses ne se médiatise pas.
Hélène et Jeanne continuent de m’expliquer leur parcours parallèle à deux voix, l’une commençant une phrase, l’autre la terminant. C’est en 2018 qu’elles décident de se retrouver, de sortir de l’ombre pour monter leur propre marque. Je comprends que cette décision une véritable révolution personnelle dans un parcours jusque-là totalement encadré.
Leur bijoux sont minutieusement présentés sur la table, je commence à essayer une bague ravissante dont l’anneau est en forme de cœur et je demande à voir leurs dessins qui m’ont tant séduits sur leur Instagram.
Elles m’apportent les gouaches qui sont à l’origine de cette première ligne Precious Elixir, inspirée par les flacons de parfums de la période art déco.
Chaque dessin est une merveille qui rivalise avec le bijou, Jeanne a l’art de rendre les couleurs et la brillance des pierres avec une précision étonnante, la gouache donne au dessin une texture unique qui en fait un objet décoratif ultra désirable.
Je suis d’autant plus impressionnée que je n’ai vu des gouaches aussi sophistiqués que dans les salons des grandes marques de la place Vendôme. Ces techniques d’autrefois ne sont plus utilisées par les jeunes créateurs qui les ont remplacées par le dessin 3D, plus rapide, plus précis, mais tellement moins séduisant. Je leur demande si elles vendent leurs gouaches.
« Oui bien sur ! répond Jeanne, on rêve de faire une exposition de nos gouaches associées à nos bijoux, parce que les gens qui nous suivent adorent, et que c’est un peu notre signature ! »
Je ne suis pas étonnée, dans le contexte moderne d’instantanéité compulsive, les techniques artisanales d’autrefois qui redonnent une valeur essentielle au temps passé sur l’objet relèvent d’une alchimie rare.
Je ressens dans leurs bijoux cette quête obsessionnelle de la perfection, du design aérien des bagues en forme de cœur à la sophistication des mini-flacons de parfums déclinés en 3 formes serties de diamants et ornées de pampilles amovibles.
Derrière l’apparente simplicité des bijoux de Karpov.Paris , je lis ce sens du détail et cet attrait pour les motifs illustratifs des miniatures de Palekh qu’elles admirent tant.
Chaque bijou est un monde miniature, celui du parfum pour cette première collection, peut être un bestiaire fantastique pour la prochaine, car Jeanne et Hélène rêvent de réaliser un papillon, un scarabée ou un plume de paon précieux dont elles ont déjà imaginé le moindre détail sur leurs gouaches.
Pendant qu’elles essayent gracieusement leurs bijoux sous la caméra de Delphine, elles me racontent que bien qu’elle aient été élevées en France, elle ont baigné toute leur enfance dans la culture russe héritée de leurs parents.
Hélène et Jeanne ont été bercées par les contes nordiques illustrés par Ivan Bilibine, de l’épopée de Nils Holgersson à La Petite Sirène, par les légendes de la dynastie Romanov, par l’iconographie fantastique des dessins animés des années 50 de Zakoldovannyj Malchik. Elle sont fans des illustrations d’Erté, célèbre illustrateur du début du siècle, mais aussi de leur contemporaine Irishka Pirogova, de la peinture de Marc Chagall et de celle de Vladislav Nagornov.
Le monde d’Hélène et de Jeanne Karpov est le monde des fées, des princesses, des coupoles dorées fabuleuses des églises orthodoxes, un monde à l’esthétique foisonnante où les vêtements d’apparats sont ornés d’une profusion de bijoux et où les femmes portent le Kokoshnik, cette coiffe traditionnelle entièrement brodée d’or et de pierres précieuses.
Un monde qu’elles réinterprètent sur leur bijoux, comme le ravissant motif de la bague d’Hélène.
Cet univers fabuleux qui me renvoie à mes souvenirs d’adolescente, le russe en seconde langue m’avait menée jusqu’à la Place Rouge et au Palais d’Hiver de Saint-Petersbourg (Leningrad à l’époque), un choc esthétique qui m’a laissée une trace durable ainsi qu’un périlleux penchant pour la vodka faite maison de mon amie d’enfance Natacha (!).
Je demande à Jeanne et Hélène ou elles travaillent. Ici ! Me répondent-elle en cœur, tu veux voir notre bureau ? Elle m’entrainent vers le fond de l’appartement dans une pièce lumineuse entièrement occupée par deux bureaux face à face, sur lesquels trônent des crayons de couleur et des écrans géants.
Chacune prend place à son bureau, Jeanne me montre un dessin de sa bague tourmaline, Hélène me pose des questions, je réalise que c’est ici que nait l’élan créatif des deux sœurs.
C’est dans cette pièce que leurs deux imaginations se libèrent, s’entrechoquent, se stimulent, se développent et se démultiplient, c’est dans ce dialogue incessant qu’elles puisent dans l’immense iconographie russe de leur enfance pour créer ce monde miniature d’or et de pierres précieuses qui n’appartient qu’à elles.
Les délicates Hélène et Jeanne Karpov se révèlent dans leur état naturel, qui est celui de la création artistique. Elle me parlent marketing et communication qui les questionne, je leur parle de leur virtuosité qui m’impressionne.
Parce que les jumelles ont des milliers d’idées et de dessins extraordinaires à mettre en bijoux, et qu’elles sont à deux doigts de faire leur deuxième révolution personnelle, celle qui leur permettra de sortir définitivement de leur sage chrysalide pour exprimer avec intensité la fascinante démesure de l’âme russe.
Cette âme russe qui me ramène à mon syndrome Wanda, et qui me fait entrer en pâmoison à la moindre évocation de cette langue qui raconte un pays infiniment romanesque, la Russie.
*Oukase : XVIIIe siècle, oukas. Emprunté du russe ukaz, de même sens. Anciennt. Dans la Russie impériale, édit promulgué par le tsar. Dans la Russie soviétique, décret du présidium du Soviet suprême. • Auj. Décret pris par le président de la Fédération de Russie. • Par anal. Ordre impératif, décision arbitraire et sans appel.
Texte Sylvie Arkoun
Je vis à 2 minutes à pied de l’Ermitage avec son dépôt de diamants de Catherine la Grande. Ici, l’âme russe est stockée. Merci pour Votre article! Annétte
Merci Annette ! Je rêve de revenir !
Magnifique! L’orient est là, tout en finesse. Entre les illustrations des contes de Pouchkine, Palekh, les bijoux impériaux, Fabergé… On rêve ! On repart quand à Saint Petersbourg? Pour méditer dans les monastères, envoûtées par les merveilleuses voix des chœurs? Ou pour savourer les pirojkis avec un agourtchik et … une petite vodka?
Merci Sylvie! Natacha