Vous avez déjà fait des travaux ?
C’est une expérience qui s’apparente à un trekking de 3 mois au Népal alors qu’on n’a jamais marché plus de 3 heures dans les Vosges. Avec en ligne de mire, un endroit fantasmé, le toit du monde.
Au départ c’est l’excitation de l’aventure, on démarre sur les chapeaux de roues. On pète avec une joie mauvaise les murs qui enferment des pièces minus, les vieux plafonds trop bas, les vieux carrelages dégueulasses, et on se retrouve dans un espace nouveau, clair, dégagé, plein de promesses. On se dit que la première étape est cool finalement, mais quand on fait la pose, on est dans une ruine.
Après on commence à reconstruire, mais on se fatigue, la pente est raide, c’est long, trop long. On fait une overdose de béton, on a des nausées, ça y est, on rentre dans la vallée du désespoir.
Et puis soudain, la météo tourne, le guide presse le pas, vite, vite, il faut avancer. Ça se bouscule sur le chantier, on perce, on rebouche, on met partout des fils, des câbles, des tuyaux. C’est toujours la vallée du désespoir, mais en plus, il pleut, il fait froid. Il faut choisir en un éclair des trucs avec lesquels on va passer tout le reste de sa vie, les portes, les fenêtres, les prises électriques, les robinets, la hotte, la cuisinière, les radiateurs, le frigo, les luminaires, la couleur des murs, la couleur des portes, la couleurs des fenêtres, le matériau des sols, les lavabos, les wc, les boutons de chasse d’eau, les interrupteurs, les boutons des placards, et les poignées de portes. Et là, c’est le burn-out, on a le vertige, on se dit qu’on va mourir dans la seconde et dans d’atroces souffrances.
C’est à ce stade critique, en plein mois de janvier, que j’ai reçu le mail de Corinne Darmon.
Corinne me racontait dans son long message qu’elle se lançait dans les bijoux avec un pendentif en métal guilloché, le Mez, qui m’a tout de suite fait penser à une sculpture, et qu’elle avait fait toute sa carrière… dans les poignées de porte !!!
D’un coup, les vertiges de mon mal des travaux se sont dissipés, j’ai pris mon téléphone, et j’ai appelé Corinne.
La vie est ainsi faite qu’on s’intéresse à ceux avec qui on partage un petit bout de vécu.
Avec Corinne, on a le même âge, elle est grand-mère, moi pas encore (hélas ? heureusement ?), on a la folie des bijoux et une pulsion créative sur le tard (la création de bijou a été ma crise de la quarantaine), des origines autour de la méditerranée (elle est plutôt Tunis-Tel Aviv et moi Alger-Beyrouth, mais l’olivier est le même sur toutes les rives de la grande bleue, n’est-ce pas ?) et elle a une relation passionnelle avec son chat qui est le sosie du mien. Néanmoins quand je l’ai appelée, ce qui a définitivement scellé notre connivence, ce sont les poignées de portes.
Corinne m’avait parlé de sa maison à Saint-Cloud, mais pour des raisons d’ordre pratique, nous nous sommes rencontrées la première fois chez moi. On a parlé pendant 2 heures de son parcours et de son bijou, et puis avec Delphine, ma complice photographe, nous l’avons retrouvée chez elle 3 jours après, parce que c’est là qu’elle créé, et que tout raconte son histoire. Et comme elle le dit si bien :
« Une création, c’est le produit de ce que tu es. »
Lors de notre première rencontre, elle est arrivée chez moi avec un magnifique bouquet de roses, ses boites à bijoux, son grand sourire et cette tchatche un chouïa orientale totalement contagieuse.
Look noir un peu rock, santiags et gilet en fourrure ouvert sur son pendentif en or, les cheveux longs et lisses, les ongles carmin, le maquillage naturel discrètement sophistiqué, je découvre enfin Corinne parce qu’il n’y a aucune photo d’elle sur son Instagram.
Elle fait partie de ces femmes qui auraient besoin de passer à la lessiveuse psychologique d’un pro du coaching pour franchir le Rubicon Instagram et oser se montrer. Autant dire que l’idée de faire son portrait avec Delphine la pétrifie, alors on se concentre sur le récit de sa life et de ses créations :
« Moi j’ai fait le Mez parce que j’étais fan de bijoux et en particulier des compressions de César mais que je ne pouvais pas m’en payer une. Alors j’ai fait mon propre bijou sculpture, à ma façon. »
Corinne me raconte que le déclic a eu lieu deux ans auparavant, lors d’une vente de bijoux de l’illustre sculpteur chez Artcurial. Elle était repartie bredouille, les pendentifs en or de l’artiste s’étaient vendus pour la modique somme de 20.000 €.
Célèbre pour ses compressions de voitures nées dans les années 60 à la casse de Gennevilliers, ce nouveau mode opératoire de création avait fait de César un des plus grands artistes du courant « Nouveau réalisme » de la fin du XXème siècle. Après des débuts incertains, les compressions de César avaient connu un succès foudroyant et il avait alors développé cette méthode sur différents volumes, passant des voitures à de plus petites compressions constituées de tout type de matériaux, puis à des bijoux anciens pour réaliser ce fameux pendentif- sculpture dont Corinne rêvait.
Je dois avouer que je ne connaissais pas le bijou, mais quand Corinne m’a montré la photo, j’ai reconnu tout de suite cette magie de la compression, qui du rebut tire une valeur nouvelle si singulière. Les vieux bijoux sans attrait se transforment en une texture protéiforme, au relief subtilement irrégulier sur lequel apparaissent quelques détails inchangés des anciens bijoux. C’est étrange, un peu surnaturel, très poétique.
Tout cela me dit comment est venue l’idée de Corinne, mais pas comment elle l’a réalisée. On repart en arrière.
« J’ai fait une fac de droit, j’y ai rencontré mon mari, je me suis mariée à 22 ans, et là j’ai eu besoin de gagner de l’argent. Alors, au lieu de passer l’examen du barreau, je suis partie travailler dans la quincaillerie familiale de mon mari. »
On rigole. Effectivement, bosser dans la quincaillerie alors qu’on a fait 5 ans de droit, c’était pas forcément le rêve. Mais l’entreprise se développe dans le wholesale et Corinne grandit avec. Elle apprend la serrurerie, devient la première femme représentante en quincaillerie sur les chantiers, et finit par maitriser tous les aspects du business. Mais c’est en 1989 lors d’un voyage à Cologne que Corinne va trouver sa vocation.
« On était partis pour visiter le plus grand salon de quincaillerie international. Et là, je suis tombée en passion pour les poignées de portes ! »
Là je me dis que la vie est surprenante. J’ai rencontré des gens passionnés par plein de choses, à commencer par les bijoux, mais par les poignées de porte, jamais ! Corinne, très sérieuse, développe :
« C’est technique, mais en même temps hyper créatif, incroyablement varié en terme de matériaux. On peut travailler le métal, le bronze, le laiton, l’inox, mais aussi le verre, la céramique, la résine, le bois, le cristal, la gomme, le marbre, et même les pierres précieuses ! s’exclame t-elle. Mais moi ce que j’aime avant tout, c’est le design. Parce que c’est un domaine dans lequel on peut tout faire ! ».
Après ce voyage, Corinne se lance dans la distribution et créé son propre réseau de boutiques. Elle travaille avec des particuliers, des architectes, des décorateurs, des hôtels, elle sait découvrir de nouveaux talents, on trouve chez elle des modèles originaux, différents par leur empreinte artisanale. Elle aime les artistes et en fait travailler quelque uns sur des prototypes, ça marche, alors elle se met à développer ses propres lignes. L’Univers de la poignée devient l’enseigne la plus pointue sur ce marché, et Corinne maitrise désormais le complexe process de fabrication de l’objet.
« Les techniques de montage, de gillochage et de traitement de surface que j’utilise pour les poignées de portes, je les ai transposés pour créer mon bijou. »
Corinne me montre son pendentif qu’elle démonte sous mes yeux.
Les petits cubes de métal sont reliés les uns aux autres par une tige sur lequel ils sont enfilés. Elle m’explique qu’elle utilise du laiton, son métal préféré pour sa belle couleur or d’origine. Elle le coupe en cubes qu’elle perce, grave, puis fait le traitement de surface de son choix pour créer une harmonie de couleurs, canon de fusil, cuivre, noir mat, argent vieilli, doré mat, doré brillant. Pour cet été, elle va sortir un blanc mat façon céramique, elle adore déjà ! Je suis bluffée par la technicité de l’objet, mais aussi par son raffinement. Le guillochage me fait penser aux briquets Cartier des années 70, le genre d’objet ultra chic que Gainsbourg sortait de la poche de son jean pour allumer ses innombrables cigarettes.
Je craque pour son Mez aux 3 couleurs d’or associées au canon de fusil, ravissant sur un lien noir.
Corinne porte son Mez, 32 grammes en 14 carats or jaune qu’elle vend depuis peu chez MadLords. Elle peut être fière, Caroline et Serge, les fondateurs du concept store de bijoux le plus rock de Paris et Deauville ont adoré sa création, c’est le vrai début de l’aventure.
Delphine, ma photographe, fait le portrait d’une Corinne plus détendue, pendant que je m’extasie devant ses jolies boites de présentation peintes à la main décorées d’un œil, sa signature. Elle m’explique qu’elle a détourné des boites qui contenaient du parfum, et c’est là que je comprends que Corinne est une hyperactive de la customisation créative.
Elle m’explique que quand elle ne travaille pas à son business de poignées de portes, elle chine, elle peint, elle transforme, elle customise, elle détourne, elle décore. Tout, même les arbres.
Un arbre ?
Oui m’explique t-elle, chez moi, j’ai décoré un arbre avec des rubans sur lesquels j’ai accroché des breloques.
C’est la photo de cet arbre qui m’a décidée à venir chez elle. Le dimanche matin, dans cette maison sur les hauteurs de Saint-Cloud éclairée par un magnifique soleil d’hiver, Delphine a shooté tous les objets décoratifs créés par Corinne.
Ses poignées de meubles et de portes qui ressemblent à des bijoux, ses lampes, ses tables et ses presse-papiers en forme d’œil précieux.
J’admire ce talent unique de Corinne pour mixer les styles, mélanger, associer, tout en créant une harmonie hyper chaleureuse : les suspensions design de Sarah Lavoine, les meubles berbères chinés au cours de ses voyages, son petit bureau en marqueterie orientale, sa guitare customisée, et les peintures aux couleurs flamboyantes d’un artiste israélien qui célèbrent la terre promise.
Tout cela me réconcilie définitivement avec le stress de mon chantier. Pas la peine de s’énerver, une maison, on a une vie pour la décorer. Le jour viendra où moi aussi, j’aurai mon toit du monde.
Au moment de la quitter, alors qu’on a visité la maison de fond en comble, que Delphine a remballé ses objectifs, que j’ai la main sur la poignée, une dernière question me vient :
Au fait Corinne, pourquoi tu l’a appelé Le Mez ton bijou ?
A quoi elle m’a répondu en regardant la porte :
« Le Mez ? Comme Mezouzah bien sur ! Tu sais, cet objet du culte juif qu’on met sur les portes d’entrée d’une maison, un boitier qui renferme un parchemin annoté d’un passage biblique. Il assure la protection des habitants de la maison. »
Je comprends mieux maintenant. On créé avec ce qu’on est. Corinne, c’est avec un zeste de folie pour César, une louche de passion pour les poignées de portes, une grosse dose d’hyperactivité créatrice, une pincée de croyance ancestrale et la gourmandise du détournement.
Et tout ça, ça fait le Mez, et c’est beau !
Texte Sylvie Arkoun
Très belle imagination. Bravoooo
Merci Esther !