« La déco, c’est vraiment ma passion, bien plus que la mode ! Parce que ça dure, parce ce que le rythme des collections n’est pas insensé, parce que c’est un luxe intime. »
La première fois qu’on m’a parlé d’Isabelle Dubern- Mallevays, c’était il y a un an. J’ai regardé le compte de The Invisible collection, et j’ai répondu :
– Pas pour moi !
– Mais pourquoi ? s’était étonnée Delphine.
– Trop design, trop luxe, trop pointu, avais-je rétorqué.
Puis en décembre dernier, quand Vincent, mon attaché de presse préféré m’a appelé et m’a dit de ce ton sans appel– « Tu dois ab-so-lu-ment faire le portrait d’Isabelle », j’ai buggé.
Je n’y connais rien en art, ni en design, même si j’ai raconté Amélie maison d’art et la galerie Ailleurs dans les Précieuses, mais leurs univers m’étaient plus familiers. Pour le reste, je suis une ignare et sortir de ma compétence, la joaillerie, pour mettre le pied dans une autre constellation de l’univers du luxe, quelle imposture ! Mais Vincent ne m’a pas donné le choix, – « Rendez-vous demain à 15h à l’hôtel Château Voltaire, je compte sur toi » et il a tout bonnement raccroché, Vincent est un terroriste des RP.
Le lendemain, j’avais parcouru le site The Invisible Collection, et j’étais encore plus stressée. En 6 ans, Isabelle et ses associées, Anna Zaoui, la co-fondatrice, et Lili Froehlicher, leur jeune Général Manager ont construit un site luxueux qui édite du mobilier de designers et d’artisans.
Une sélection ultra pointue, une image inspirante, une offre solide et des valeurs clés, exigence, écologie, passion, culture et société. The Invisible Collection est au mobilier ce que net-a-porter est à la mode et la joaillerie depuis deux décennies, un site marchand qui dément que l’intimité du luxe serait incompatible avec le digital, autant dire une prouesse.
Mais que dire de plus ? Il me semblait que tout avait déjà été écrit dans la presse, son parcours brillant qui l’a menée des reportages lifestyle pour Bloomeberg TV jusqu’à la collection Dior Maison en passant par le développement des Personal Shoppers du Bon Marché, son instinct infaillible pour dénicher des talents, et sa passion pour la déco et pour la littérature. Donner le nom d’un roman de Stefan Zweig, The Invisible Collection, à son site, quel coup de maitre !
Le lendemain, j’ai tout de suite reconnu Isabelle assise à coté de Vincent dans le clair-obscur d’une table retranchée. Son sourire de Joconde blonde et son élégante sobriété en imposent, elle ne parle pas elle murmure, sa voix feutrée cultive son mystère. J’ai blablaté sur ma vie et mon œuvre comme une débutante qui passe son premier entretien d’embauche et qui en fait des tonnes. Mais Isabelle a rebondi, on a parlé de tout, de bijoux, de diamants, d’enfants, de carrière et même de mari, et d’un coup, j’ai réalisé. J’ai connu Pierre, l’homme de sa vie, quand j’avais 25 ans il y a un siècle exactement. Et sous les yeux éberlués du terroriste Vincent, nous avons fait la rétrospective des 30 ans écoulées, comme si ce lien resurgi du passé était le signe de notre connivence à venir. Le rendez-vous en janvier a été pris illico. Connaissant mon tropisme joaillier, Isabelle s’est excusée d’avoir si peu de bijoux. Elle portait juste une earrcuff de Repossi posée sur son oreille, mais soudain, cela n’avait plus aucune importance.
En ressortant de ce premier rendez-vous, je me suis dit qu’Isabelle était la parfaite fusion entre le bijou et l’art décoratif, entre le business et la création, entre l’artisanat et le design et que ce futur premier portrait de l’année 2022 allait ouvrir ce nouveau cycle dont je rêvais pour avancer.
Isabelle vit entre Londres et Paris, me voilà vendredi dernier avec Delphine ma complice photographe sur son palier, au 8ème étage d’un immeuble imposant de la rue de la Tour. Le genre d’immeuble des années 30 où tout dit épure radicale et fonctionnalité, cette architecture à la géométrie minimaliste qu’on retrouve dans certains musées ou mausolées.
Isabelle a ouvert la porte, et là, nous avons été happées dans un vortex de lumière.
Le contraste est saisissant, nous entrons un peu aveuglées, cet appartement sous les toits est tout simplement époustouflant. Une perspective blanche nimbée de lumière dorée qui ouvre sur un jardin d’hiver, un parquet de chêne clair en point de Hongrie soyeux comme du sable fin, des fauteuils futuristes et ouatés qui invitent à planer sur les toits de Paris, et au fond, l’arrondi parfait d’un l’escalier qui dit qu’il y un autre espace caché là-haut.
C’est trop beau pour moi, mon syndrome d’imposture me reprend. Je remarque qu’Isabelle est nu-pieds, en jean tout simplement. Ne suis-je pas en train de commettre une énorme gaffe, façon touriste qui entre dans un lieu sacré avec ses godasses dégueulasses ?
Doit-on enlever nos chaussures ? – Pas du tout ! – nous répond Isabelle en souriant, – c’est juste parce que je me sens bien comme ça, ajoute-t-elle. Evidemment. Je vous fais visiter ?
Nous la suivons extasiées, et je comprends que la virtuosité d’Isabelle est toute entière dans ce bijou d’appartement. Ici, tout est caressant. Le touché velouté du parquet, la douceur de l’air parfumé dans les voilages ivoires, la patine dorée des appliques, les renoncules fushia dans un vase blanc poudré, la table polie comme du bois flotté. Les jolis pieds nus d’Isabelle font partie de la scénographie, ils sont là pour dire qu’elle nous reçoit dans son intimité, dans un luxe qui doit tout à son apparente simplicité.
En plein mois de janvier, l’immense baie est ouverte sur la terrasse arborée, les rayons du soleil nous chauffent le dos comme au printemps, nous voilà installées sur cette table en chêne massif à l’apaisante forme organique, la vidéo vient de démarrer.
Ma deuxième probabilité de gaffe se profile, mon stylo ne veut pas cracher son encre. Isabelle me regarde imperturbable secouer mon Waterman comme un prunier, une tache d’encre noire façon test de Rorschach sur la table somptueuse aurait été pire qu’une gaffe, une catastrophe nucléaire. Mais ouf, le stylo est reparti. Rompue à l’exercice, Isabelle est lancée sur son parcours, sa voix file sur les confidences, je tends l’oreille et j’écris avec ma plume défaillante qui racle le papier.
Isabelle est une précoce, elle a tout fait très tôt, le bac à 16 ans, Sciences-Po à 19, et son premier enfant à 21. Moi à cet âge-là, j’étais encore dans les boites de nuit à boire des coups et rêver ma vie. Mais Isabelle, elle, elle fonce. Après un premier job dans la communication pour une boite d’assurances qui la barbe, elle entre chez Bloomberg TV comme journaliste lifestyle, et apprend à livrer 10 sujets par semaine. Elle sait dorénavant qu’elle gère parfaitement la pression, qu’elle sait dénicher des artistes, écrire et découvrir, et surtout, qu’elle a de l’ambition.
Et puis elle doit tout quitter pour suivre son premier mari diplomate en Croatie. Comment ne pas faire d’analogie avec ma propre expérience ?
Peu ou prou au même âge, j’ai quitté un job prometteur pour partir m’expatrier à La Haye, elle est partie à Zagreb. On s’est souvenu de cette expérience avec émotion, parce que comme moi, Isabelle a beau adorer sa tribu, elle n’est pas faite pour les sorties d’écoles, ni les crêpes-parties. On est toutes les deux de la génération qui voulait tout, l’amour, la famille, le boulot, une génération idéaliste. Et comme moi, après trois ans à ronger son frein, Isabelle sonne la fin de ce scénario de vie pour rentrer à Paris, ses enfants sous le bras et la tête pleine d’idées.
« Le fait d’avoir vécu loin de Paris, d’en avoir été privée, ça m’a permis d’en réaliser la richesse. Paris regorge d’adresses secrètes, de savoir-faire rares et d’un art de vivre divin. J’ai monté ma première boite 10 Vendôme pour promouvoir ce Paris caché aux internationaux, et immédiatement, le Bon Marché est venu me chercher ».
La bonne intuition au bon moment, c’est la baraka. Pour Isabelle comme pour moi (qui à ce moment enfilait des perles de mes premiers bijoux), Le Bon Marché c’est une école, un ancrage et un accélérateur de carrière. En 2005, l’image du plus beau grand magasin de Paris est sous la responsabilité de Séverine Merle (grande dame du luxe aujourd’hui Chief Executive officer de Céline) qui décide de développer le service pour une clientèle internationale exigeante.
Moi j’y vends mes bijoux, elle y vend son idée de Personal Shopper pour les clientes VIP.
L’idée d’Isabelle, un service de conseil personnalisé par des stylistes de cinéma ou de mode a un succès immédiat. Les clientes VIP en redemandent et Isabelle voit sa mission s’étendre à la déco des espaces de conseil en mode. C’est la révélation, les Galeries Lafayette font appel à elle pour imaginer leurs salons VIP, « La Suite », qu’elle imagine comme un appartement parisien avec les meubles d’India Mahdavi et les œuvres de la galerie Perrotin. Les missions de scénographie, décoration et partenariats s’enchainent, elle réalise qu’elle a trouvé sa place, dans la déco.
« La déco, c’est vraiment ma passion, bien plus que la mode !!! – S’exclame-t-elle. Parce que ça dure, parce ce que le rythme des collections n’est pas insensé, parce que c’est un luxe intime. »
Isabelle Dubern
On est en 2015, c’est grâce à une amie avec laquelle elle partage cette passion qu’elle décide de marquer la décoration de son empreinte, The Invisible Collection est née. Et cette même année une tempête d’étoiles s’abat sur son Karma pour rebattre toutes les cartes de sa vie. A peine a-t-elle signé les statuts avec son associée Anna Zaoui qu’elle est contactée par Dior pour développer la collection Maison de la boutique Londonienne. Elle a une dead line d’un an seulement, elle vient juste de monter sa propre boite, et elle rencontre, Pierre, le nouvel homme de sa vie. Mais Isabelle s’accroche :
« Je n’ai jamais autant bossé de ma vie, je rêvais que la boutique Dior de Londres ouvrait et qu’elle était vide… Mais en juin 2016 , tous les objets déco y étaient, je n’ai pas laissé tomber mon associée et on a quand même lancé The Invisible Collection. Pierre nous a donné beaucoup de conseils … »
En bonne monomaniaque incapable de gérer plus d’un projet à la fois au risque d’un burn-out fatal, je salue la pugnacité d’Isabelle. Au final, l’intensité de cette année la renforce, la fait avancer et lui donne des clés :
« Pour Dior Maison, j’ai fait travailler une cinquantaine de designers et d’artisans, dont Jeremy Maxwell- Wintrebert qui a fait ce vase en verre de Murano, sans aucun logo mais inspiré d’une robe couture. Depuis, il travaille avec nous pour The Invisible Collection, comme beaucoup d’autres ! »
Faire travailler des designers de talent dont le nom restait dans l’ombre d’une grande marque, éditer des pièces uniques, jouer l’accélérateur de collections, la genèse du concept du site The Invisible Collection est là :
« Avec mon associée, on a réalisé que pour un projet de déco, les designers dessinaient des meubles fabuleux qui restaient des pièces uniques. On s’est dit que tant de talent, tant d’effort et de temps pour un seul exemplaire, c’était dommage. Elle est là notre idée, vendre online des meubles sur mesure qui ont été créés pour des chantiers privés par des décorateurs stars et de jeunes talents. »
Un challenge, car ce concept inédit mise entièrement sur le digital et vise une clientèle hyper sélective, peut-être la plus exigeante du marché. Celle qui ne veut pas ce que tout le monde a, qui est prête à payer pour une qualité et un design exceptionnel, et qui a la culture artistique pour apprécier la patte unique du créateur.
« On est plus proche de l’art que de la déco et nos clients sont des collectionneurs. Des personnes qui aiment l’art contemporain et qui veulent le mobilier qui va avec. Avant ça n’existait pas, c’est en cela qu’on est novateurs. »
Aujourd’hui, le pari est plus que réussi. Vingt-cinq personnes entre Londres, Paris et New York ont rejoint The Invisible Collection. Au-delà des collectionneurs de la génération des Boomers, le site séduit aussi les plus jeunes, et tous ceux pour qui un mobilier de designer est un investissement qui va prendre de la valeur.
Isabelle feuillette le catalogue qui fête les 5 ans de The Invisible Collection, elle porte à son doigt les anneaux Berbères de la célèbre marque de joaillerie Repossi, parfaite illustration du changement de paradigme que peut apporter l’innovation d’une marque sur un marché, juste réinventer un porté.
Le soleil a tourné et nous aussi, nous voilà lovées dans les cocons feutrés du salon, sous la protection de cette volute blanche qui efface le colimaçon de l’escalier. Je me laisse envelopper par cette douceur poudrée, et j’écoute Isabelle m’expliquer qu’elle doit cet escalier et la restauration des moulures des années 30 à l’artisan Joël Muller, et les volumes à l’architecte Charlotte Biltgen.
« Je cite toujours le designer qui a dessiné l’objet et l’artisan qui l’a fabriqué. Un bel objet comme cette table basse en marbre quatre saisons, c’est un duo entre le crayon de Francesco Balzano, et c’est le savoir-faire des Marbrerie de la Seine. Chez The Invisible Collection, on permet aux artisans d’exister, et si ils le souhaitent, de basculer vers le design. Et ça aussi c’est une nouveauté ! »
Je sais bien, combien de fois ai-je vu des artisans joailliers s’effacer derrière un designer star ?
C’est un peu ça la vocation d’Isabelle, business partner pour tous, pour les stars de la déco comme pour les artisans de l’ombre. Elle en référence aujourd’hui plus de 150 sur son site, et si elle continue de les sourcer, aujourd’hui on vient la chercher. Avec tout nouvel entrant elle réalise un petit business plan qui permet de développement de chaque artisan.
« J’adore mon travail, tous les matins, je pars au bureau en me disant que j’ai une chance folle, et je crois que c’est le cas pour toute mon équipe.»
Mon stylo glisse maintenant sur le papier. Plus de syndrome d’imposture, plus de gaffe à l’horizon. Le parcours d’Isabelle dans la décoration est un miroir tendu à mon propre chemin dans la joaillerie.
Je pense à tous ces créateurs de bijoux rencontrés au cours des 7 dernières années. Un artisan ou un artiste, qu’il fasse un bijou, une peinture, une sculpture, un meuble ou un objet décoratif est quelqu’un qui met son âme dans sa création. Ce n’est pas un vendeur, ni un stratège, ni un marketeur, ni un développeur, ni un community manager et encore moins un investisseur. C’est une personne qui se cache quelque part totalement absorbé par son art, et qui attend que quelqu’un comme Isabelle lui tende la main.
Isabelle le fait à sa manière, et par les Précieuses, je le fais aussi à ma façon.
Quand je lui demande d’essayer pour moi son collier nœud en strass de Lanvin dessinée par Elie Top, elle l’a l’air effrayée parce qu’elle n’est pas en tenue. Je la rassure, un collier somptueux est encore mieux sur un pull que sur une robe couture.
Isabelle impressionnée par un collier ? C’est comme si moi j’étais impressionnée par un canapé… Plus jamais !
Texte Sylvie Arkoun